
A l’âge de 28 ans, Jana G. Younes accumule les succès artistiques. Benjamine d’une famille de cinq filles, elle obtient son diplôme en Audiovisuel de l’Institut d’Études scéniques audiovisuelles et cinématographiques (IESAV) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ). En 2017, elle devient co-directrice du Beirut Contemporary Ballet, fondé avec Jens Bjerregaard, danseur et chorégraphe danois, ayant joué un rôle important dans le développement de la scène artistique danoise. Entre réalisation de courts-métrages, vidéo-danses, publicités et danse, Jana G. Younes multiplie les casquettes. Parmi ses « screendance » les plus connus et célébrés par la critique :
« Orenda » (2013), « And so do I » (2016) avec Jens Bjerregaard et Giulia Barbone, et « Ghazal » (2018), première production du Beirut Contemporary Ballet, tous disponibles sur le lien suivant : https://vimeo.com/janayounes.

Vous êtes danseuse, chorégraphe, réalisatrice… De quelle façon le contexte dans lequel vous avez évolué vous a-t-il influencée ? Quelles sont vos sources d’inspiration ? Quels messages cherchez-vous à véhiculer à travers vos œuvres ?
Durant mon enfance, je me plaisais à observer inlassablement la nature, les mouvements et les comportements humains. Depuis, je ne cesse de m’intéresser à tout ce qui se rapporte à la psychologie, au social, à l’art et au mouvement physique. Cette passion m’a permis de forger une certaine authenticité envers moi-même et de devenir artistiquement ce que je suis aujourd’hui.
Il est pourtant difficile de gérer une forte imagination lorsque l’on vit dans un monde tellement ancré dans le réel. Pour ce faire, j’ai appris qu’il fallait m’ « enraciner » dans la réalité comme le plus solide des arbres sans pour autant éviter de me faire emporter par le plus léger des nuages. Alors que le sol me sert de guide pour observer, déduire, lutter contre l’inacceptable, le ciel, pour moi, n’est autre qu’un domaine d’hypothèses, de création, de surréel et donc de musique, de fiction et d’expression personnelle.
Il suffit de comprendre ceci pour pouvoir assimiler le message voulu par mes œuvres. Celles-ci sont le résultat de cette union entre raison et passion et ce résultat est révélé à l’audience sous l’une ou l’autre forme. A partir du moment où mon œuvre est exposé au public, je ne me sens plus responsable du message à lui faire parvenir ; c’est à lui d’en tirer les conséquences. Tel est pour moi, ce en quoi consiste le psychisme humain.


Vous travaillez sur un genre de films encore très rare au Liban, le « Dance film » ou film de danse. Pouvez-vous nous en parler davantage ? Quelles sont les difficultés rencontrées au niveau de la réalisation et de la conciliation entre danse et cinéma ? Comment le public réagit-il à ce genre d’art ?
Les « dance-films » ne sont pas, comme on peut souvent le croire, des documentaires qui relatent nécessairement l’histoire et l’évolution de la danse. Il s’agit plutôt d’une technique non-verbale, dont l’objectif est de raconter une histoire ou d’évoquer des émotions, ce qui ouvre la voie à davantage d’interprétation et de processus d’identification…
Au Moyen-Orient, la danse est souvent associée aux représentations artistiques télévisées, à tout ce qui relève du show, aux représentations théâtrales, aux comédies musicales, au « Background Dance », aux vidéo-clips… Par conséquent, lorsque le peuple de cette région est face à un « dance-film », il a plutôt tendance à s’attendre à être diverti. Or, les « dance-films » ne se cherchent pas uniquement à plaire. Ils poussent à l’introspection, à la communication entre le réel et le spirituel, le concret et l’abstrait…

Dans quelle mesure votre art constitue-t-il un reflet de ce que vous êtes ?
Ce que j’essaye de faire est très intuitif. Mon œuvre est le reflet de ce qui constitue, pour moi, des centres d’intérêt : l’univers cosmique, le temps et l’espace-temps, l’être vivant : ses comportements et ses pensées… Je me sens inlassablement au service de cette même Jana curieuse qui avait 5 ans et qui rêvait d’un monde parallèle au nôtre, où l’on ne cherche jamais à faire semblant, à vouloir être ce que l’on n’est pas…

Quelle place occupe l’Art dans le monde d’aujourd’hui ? Comment contribue-t-il à aider les sociétés, et plus particulièrement la société libanaise, à construire un monde meilleur, à sortir du gouffre lorsque le pays passe par des temps de crise ?
L’art ne dicte pas aux gens quoi faire. S’engager dans ce domaine peut nous aider à nous connecter avec nous-mêmes, avec nos sens, notre corps et notre esprit. Aimer l’Art, c’est aimer le sentiment qu’il nous procure, un sentiment d’appartenance à un domaine spirituel, qui n’est pas affecté par la rugosité du monde réel. Il ne s’agit pas vraiment d’évasion lorsque nous faisons de l’art, une priorité dans notre quotidien.
Olafur Eliasson affirme que l’art nous aide à nous identifier aux autres, à élargir notre perception du « Nous », ce « Nous » qui se doit d’être universel. Quand cela est fait, on s’accepte l’un l’autre et l’acceptation engendre la paix.
Un proverbe arabe dit : « Si la musique était la langue du peuple, la paix règnerait sur terre ». L’art servirait alors de thérapie mondiale, unissant les populations en éliminant toute tendance au jugement. La Fête de la Musique du 21 Juin est un exemple parmi d’autres de cette célébration.
Pouvez-vous nous parler de la collaboration relative à la parution du livre de photos et poèmes « Clapotis du soir » publié par Emile Issa avec Librairie Antoine ? Comment avez-vous vécu cette collaboration où vous dansez sur une partie des photos du livre ?
Il serait impossible de réaliser tout ce dont j’ai parlé plus haut, en solo. Nous avons besoin de s’inspirer mutuellement ; de joindre divers efforts et les verser dans un puits d’expériences uniques, pour enfin tendre la main au public. C’est exactement pour cette raison que cette fusion d’esprits libres, vise à un véritable changement.

Quand Émile Issa m’a fait part de son projet créatif, mêlant l’exploration de la poésie du corps en mouvement, la peinture corporelle en photo et la création d’un monde onirique en poèmes, j’ai tout de suite été très enthousiaste. Le résultat obtenu (voir par exemple, plus haut, la couverture photo de l’ouvrage), sans usage photoshop aucun est une célébration du corps en mouvement, qui devient une plume fluorescente déchirant l’obscurité. Le Photographe saisissant cela à travers l’objectif de sa caméra. Une grande partie des photos du livre sont relatives à ce concept, et obtenues par la fusion de la danse, de la mise lumière et de la photo instantanée.
Par ailleurs, certaines de ces photos ont été exposées à Washington D.C aux USA en 2016, dans le cadre de l’exposition photographique ‘‘ ¡Mueve !’’ d’Emile Issa, au sein du projet ‘‘Caravan Beirut’’ réunissant un collectif d’artistes du Liban, organisé par Nour Khoury Jallad et Mariana Wehbé.
D’autres photos de ‘‘Clapotis du Soir’’mettent en scène d’autres artistes, toujours en mouvement, un peu comme des vagues qui se succèdent la nuit sur une plage de sable ou le bord d’une piscine. Il est intéressant de noter ici que plusieurs types d’accessoires lumineux et peintures expérimentales ont été utilisés pour la première fois afin d’aboutir à ce résultat, mais je me réserve ces détails pour le moment.
Voilà qu’aujourd’hui, ‘‘Clapotis du soir” est disponible en librairie, connaissant un grand succès. Ceci me touche d’autant plus qu’une partie des bénéfices engrangés par l’auteur de la vente du livre iront pour soutenir l’Association du Foyer de l’Enfant Libanais AFEL qui vient en aide aux enfants maltraités, victimes de violences, d’abus et déscolarisés. Refaire rêver notre monde, c’est aussi une des missions des artistes.
Suivre Jana sur Instagram @janayounes @beirutcontemporaryballet
Par Natasha Metni Torbey