
Nombreux sont les hommes qui ont une carrière, rares sont ceux qui, en plus de cela, ont un destin. Tomás Alcoverro est de ces derniers, dont la vie est comparable en tous points à une odyssée. En effet, voyageur infatigable, Tomás Alcoverro est le légendaire correspondant, de multiples fois primé, du célèbre quotidien Espagnol, la Vanguardía au Moyen-Orient, d’où il a couvert via plus de douze mille chroniques, une multitude de guerres, invasions, révolutions, coups d’État, intifadas palestiniennes ainsi que les événements les plus importants de la région sur plus de 50 ans.
Tomás Alcoverro a également été correspondant à Paris et à Athènes après avoir étudié le droit et le journalisme. Il a aussi été professeur adjoint de Droit international à l’Université de Barcelone.
Titulaire de distinctions prestigieuses, Tomás est Commandeur de l’Ordre d’Isabelle la Catholique, et décoré de la Creu de Sant Jordi, ainsi que de l’Ordre du Mérite Civil Espagnol pour ne citer ici que quelques unes.

Plusieurs prix parsèment sa carrière, notamment les prix Godó, Gaziel, Cirilo Rodríguez et Ortega y Gasset de journalisme, ce dernier partagé avec d’autres journalistes espagnols qui ont couvert la guerre en Irak en 2003. Il a également reçu le prix international de journalisme Vázquez Montalbán 2006. En 2010, il a reçu le prix du Madrid International Press Club pour sa carrière journalistique exceptionnelle.

C’est donc à Beyrouth, sa ville d’adoption où cet expert est aussi chez lui que KAMSYN l’a rencontré, pour un échange sur les cimes et entre deux avions ; à l’occasion de la parution de son dernier livre intitulé ’Un barceloní a Beirut’’ (un barcelonais à Beyrouth).

Comment est née votre passion pour le journalisme et cette région ?
Ma vocation à l’origine c’est l’écriture. J’aurais voulu être romancier ou écrivain à plein temps, hélas à mon époque cette voie ne garantissait pas nécessairement de pouvoir gagner sa vie. J’ai donc choisi le Droit et j’ai été professeur de Droit International publique à l’université de Barcelone, jusqu’à mon entrée au journal La Vanguardía dans la section de politique internationale. A l’époque La Vanguardía qui a aujourd´hui 125 ans, était l’unique journal espagnol qui avait un réseau de correspondants permanents à l’étranger et c’était un métier bien payé.
Aussi, à l’époque, les chaines de télévisions étaient encore rares, et internet ainsi que les technologies actuelles de l’information, n’existaient pas encore. Lorsqu’un correspondant était nommé, il était attitré et reflétait la confiance de sa rédaction dans la transmission de l’information. Ce qui contraste avec ce qui se fait parfois aujourd’hui comme spéculation, à l’heure des fake news.

Le voyage m’a toujours fasciné, notamment le besoin de découverte. J’ai alors été attiré par la Grèce, la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient. J’ai donc eu l’occasion de parcourir ces régions pour les décrire et les faire connaitre dans mon pays. La richesse de cette région est impressionnante en termes d’histoire et d’archéologie.
Aussi, il y’avait une nécessité à l’époque pour la population de s’informer, pour s’ouvrir aux cultures du monde. C’était un besoin de la classe moyenne espagnole, entre autres, qui était parmi les moteurs importants de la croissance économique. Culture et commerce allant souvent de pair. C’est d’ailleurs aussi, je le pense, une notion familière au Liban.

Vous avez couvert les conflits majeurs du Moyen-Orient, depuis la moitié du siècle passé, jusqu’à ceux en cours actuellement. Comment résumeriez-vous l’évolution de cette partie du Monde en quelques mots?
La désillusion, la frustration et la tristesse. C’est l’occasion d’ailleurs de citer ici le Général de Gaulle. Cette citation a été reprise très souvent, à juste titre je le crois, car elle résume un certain contexte ‘’ Je m’en allais vers l’Orient compliqué avec des idées simples’’. Vu la complexité avancée de la situation du Moyen-Orient d’aujourd’hui, je me demande: avec quelles idées préconçues est-il encore possible d’espérer s’y rendre ?

Votre dernier livre intitulé ‘’Un barceloní a Beirut’’ (un barcelonais à Beyrouth) vient d’être présenté à l’Institut Cervantes de Beyrouth par sa directrice Mme Yolanda Soler Onís, en utilisant les techniques modernes de la vidéo et des réseaux sociaux. Que pensez-vous d’internet et ces nouvelles technologies de l’information, vous qui avez accompagné toutes les évolutions depuis le télex ?
A mon âge, j’ai dû m’adapter encore une fois pour rester actif et en contact avec la génération actuelle. Avec chaque innovation technologique dans le domaine de l’information, il m’arrivait d’abord de me sentir déboussolé, mais j’ai ensuite puisé en moi afin de m’adapter. Internet et la vidéo instantanée, ainsi que les réseaux sociaux sont des outils formidables. Beaucoup oublient qu’il y’a peu encore, ceux-ci appartenaient au domaine de la science-fiction.

Personnellement, j’éprouve toujours un plaisir à toucher le papier, le sentir. Ces mondes vivent donc en synergie, le monde réel et le monde virtuel. À nous de savoir naviguer entre les deux, au risque de se voir séparés par un large fossé générationnel. Ce fossé générationnel est aussi notable non seulement dans le domaine technologique, mais aussi dans le monde des idées ; des paradigmes. Que de bouleversements depuis Mai 1968 à aujourd’hui.

Ceci m’amène à mentionner aussi, plus largement, que nous sommes témoins d’une crise, et même carrément d’un échec de la civilisation occidentale. Comme le dit Amine Malouf dans certains de ses écrits, ce bouleversement a peut-être commencé dans ce microcosme qu’est le Liban. Dans ce beau pays, l’on peut trouver une telle multitude de courants, qu’il m’arrive à renoncer parfois à en faire une synthèse. C’est la chance du Liban, mais aussi parfois son malheur. Cela enseigne l’humilité, qui va aussi de pair avec la frustration.

Basé à Beyrouth depuis 1970, vous avez rédigé plus de 12000 chroniques dont une sélection figure dans le livre ”El Decano” paru aux éditions Planeta. Témoin de premier ordre de la guerre du Liban, l’occupation Turque de Chypre, l’Intifada Palestinienne, l’enterrement de Nasser, l’arrivée de l’Imam Khomeini en Iran, la guerre Iran- Irak, les guerres du golfe… Quels souvenirs particulièrement forts gardez-vous de votre odyssée ?
Beyrouth étant un phare dans la région, cela me rappelle le proverbe suivant ”l’on écrit en Égypte, on publie à Beyrouth et l’on lit en Irak” le fait que cette ville ait été martyrisée plusieurs fois m’a profondément accablé. Par contre, le jour que je n’oublierai jamais c’était en 1990, lorsque les différentes factions libanaises qui s’étaient entredéchirées pendant 15 ans, ont fini par abattre les murs et les séparations entre les régions de la ville. La population est descendue spontanément dans la rue pour célébrer cela et la ville a ainsi retrouvé son unité géographique, malgré sa division imposée durant toute ses années. Cette volonté des Libanais de surmonter la guerre m’impressionne toujours.

Un second moment historique qui m’a interpellé particulièrement, est l’enterrement de Nasser en Égypte. Arrivé au Caire, l’ambiance était d’une lourdeur et d’une tristesse absolue. La population n’arrivait pas à croire que cela ait pu arriver. Massés sur les balcons dans des zones vétustes, plusieurs drames ont eu lieu ces jours-là, les balcons cédant sous le poids de ses occupants. Ces millions de personnes affligées défilant en deuil dans les rues ne pouvait s’envisager pour moi qu’en Orient.
Invité par l’Université de Stanford en 2014 dans le cadre du cycle de conférences ‘Littérature et Journalisme’, Comment voyez-vous l’évolution du métier de Journaliste ?
Ce domaine a évolué largement depuis mes débuts en 1970, la presse écrite n’ayant plus le quasi-monopole de la retransmission de l’information qu’elle avait à l’époque. La télévision, Internet, les réseaux sociaux, les podcasts, blogs etc sont venus enrichir le monde des outils de l’information. Un ami et collègue m’a dit une fois que la presse écrite était devenue ‘la Haute-Couture de l’Information’. J’ai donc eu la chance d’intervenir à Stanford pour revenir sur mon expérience et c’était une occasion spéciale. J’ai pu échanger avec une génération qui maitrise la communication sur internet, mais qui aussi est toujours curieuse de retrouver aussi l’essence des techniques de recherche afin de renouer avec le motif originel de la transmission de l’information dans les sociétés libres et ouvertes.
La liberté d’expression est souvent menacée dans le monde et notre région. En quoi une presse libre est-elle importante?
C’est une des conditions essentielles de la démocratie, sans la liberté d’expression et de s’informer, il ne peut y avoir de démocratie.
Propos recueillis par Emile E. Issa, fondateur de KAMSYN

Photos DR et tomasalcoverro.com
